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La maison natale est tournée d'un côté vers la rue principale affairée, de l'autre vers le visage en extase de l'éternel : un verger propose les poèmes inspirés de ses arbres fruitiers, la prose d'un potager aligne ses dictées annotées à l'encre rouge d'un fraisier, et la Bible grande ouverte d'un pré, enluminée de marguerites et de boutons-d'or, est déchiffrée tout le jour par des centaines de papillons théologiens. Il y a aussi une serre que son père a fait construire pour Emily, une étroite chapelle de verre qui lui permet de poursuivre sa conversation avec les fleurs rares au plus fort de l'hiver.
Emily a deux tables sur lesquelles elle aime écrire, l'une dans sa chambre, l'autre dans le salon. Un chèvrefeuille appuie ses arabesques contre la vitre du salon et, par la fenêtre entrouverte de sa chambre, l'été, du côté du pré, les chants qui s'élèvent du sorbier aux oiseaux bénissent son écriture. Les poèmes serrés sur le papier diffusent la même lumière d'or que le blé rassemblé en meules dans le pré. Ce ne peut être le paradis puisque l'on doit mourir. C'est quelque chose qui y ressemble, qui rassure et qui trompe.
La famille Dickinson, durant la petite enfance d'Emily, n'est que locataire d'une partie de la maison de briques. L'autre est habitée par le propriétaire, directeur d'une manufacture de chapeaux, Deacon David Mack. Sa raideur vertueuse, sa tête de lion blanchi et ses yeux bleus qui brûlent inquiètent les enfants Dickinson, persuadés de croiser Dieu en haut-de-forme plusieurs fois par jour. Malgré ce voisinage, une confiance règne dans les premières années. Sa mère recommande à Emily de ne pas aller seule dans les bois environnants : les serpents l'y piqueraient, les fleurs l'empoisonneraient et un sorcier l'enlèverait. L'enfant que ces dangers émerveillent s'échappe, bat la campagne, revient, dit n'avoir vu « que des anges » encore plus intimidés qu'elle par cette rencontre.
Chacun fait de son malheur sa maison même. Plus que dans la maison de bois ou dans celle de briques, Emily passe son enfance dans le cœur de celle qui, pour n'exister pas, existe trop. La broche étincelle sur la maigre poitrine maternelle. Les rares sourires de la divinité sont inoubliables. « Les deux choses que j'ai perdues avec l'enfance : le ravissement de perdre mes souliers dans la boue et de retourner à la maison pieds nus, cherchant dans l'eau les fleurs rouge cardinal, et les reproches de ma mère, plus par souci pour moi que par vraie contrariété, car si elle fronçait les sourcils, c'était en souriant. »